Article XI : Des neuf sortes de terrain
Sun Tzu dit : Il y a neuf sortes de lieux qui peuvent être à
l’avantage ou au détriment de l’une ou de l’autre armée. 1° Des lieux de
division ou de dispersion. 2° Des lieux légers. 3° Des lieux qui peuvent être disputés.
4° Des lieux de réunion. 5° Des lieux pleins et unis. 6° Des lieux à plusieurs
issues. 7° Des lieux graves et importants. 8° Des lieux gâtés ou détruits. 9°
Des lieux de mort.
I. J’appelle lieux de division ou de dispersion ceux qui
sont près des frontières dans nos possessions. Des troupes qui se tiendraient
longtemps sans nécessité au voisinage de leurs foyers sont composées d’hommes
qui ont plus envie de perpétuer leur race que de s’exposer à la mort. A la
première nouvelle qui se répandra de l’approche des ennemis, ou de quelque prochaine
bataille, le général ne saura quel parti prendre, ni à quoi se déterminer,
quand il verra ce grand appareil militaire se dissiper et s’évanouir comme un
nuage poussé par les vents.
II. J’appelle lieux légers ou de légèreté ceux qui sont près
des frontières, mais pénètrent par une brèche sur les terres des ennemis. Ces
sortes de lieux n’ont rien qui puisse fixer. On peut regarder sans cesse
derrière soi, et le retour étant trop aisé, il fait naître le désir de
l’entreprendre à la première occasion : l’inconstance et le caprice trouvent
infailliblement de quoi se contenter.
III. Les lieux qui sont à la bienséance des deux armées, où
l’ennemi peut trouver son avantage aussi bien que nous pouvons trouver le
nôtre, où l’on peut faire un campement dont la position, indépendamment de son
utilité propre, peut nuire au parti opposé, et traverser quelques-unes de ses
vues ; ces sortes de lieux peuvent être disputés, ils doivent même l’être. Ce sont
là des terrains clés.
IV. Par les lieux de réunion, j’entends ceux où nous ne
pouvons guère manquer de nous rendre et dans lesquels l’ennemi ne saurait
presque manquer de se rendre aussi, ceux encore où l’ennemi, aussi à portée de
ses frontières que vous l’êtes des vôtres, trouverait, ainsi que vous, sa
sûreté en cas de malheur, ou les occasions de suivre sa bonne fortune, s’il
avait d’abord du succès. Ce sont là des lieux qui permettent d’entrer en
communication avec l’armée ennemie, ainsi que les zones de repli.
V. Les lieux que j’appelle simplement pleins et unis sont
ceux qui, par leur configuration et leurs dimensions, permettent leur
utilisation par les deux armées, mais, parce qu’ils sont au plus profond du
territoire ennemi, ne doivent pas vous inciter à livrer bataille, à moins que
la nécessité ne vous y contraigne, ou que vous n’y soyez forcé par l’ennemi,
qui ne vous laisserait aucun moyen de pouvoir l’éviter.
VI. Les lieux à plusieurs issues, dont je veux parler ici,
sont ceux en particulier qui permettent la jonction entre les différents États
qui les entourent. Ces lieux forment le nœud des différents secours que peuvent
apporter les princes voisins à celle des deux parties qu’il leur plaira de
favoriser.
VII. Les lieux que je nomme graves et importants sont ceux
qui, placés dans les États ennemis, présentent de tous côtés des villes, des
forteresses, des montagnes, des défilés, des eaux, des ponts à passer, des
campagnes arides à traverser, ou telle autre chose de cette nature.
VIII. Les lieux où tout serait à l’étroit, où une partie de
l’armée ne serait pas à portée de voir l’autre ni de la secourir, où il y
aurait des lacs, des marais, des torrents ou quelque mauvaise rivière, où l’on
ne saurait marcher qu’avec de grandes fatigues et beaucoup d’embarras, où l’on
ne pourrait aller que par pelotons, sont ceux que j’appelle gâtés ou détruits.
IX. Enfin, par des lieux de mort, j’entends tous ceux où
l’on se trouve tellement réduit que, quelque parti que l’on prenne, on est
toujours en danger ; j’entends des lieux dans lesquels, si l’on combat, on
court évidemment le risque d’être battu, dans lesquels, si l’on reste
tranquille, on se voit sur le point de périr de faim, de misère ou de maladie ;
des lieux, en un mot, où l’on ne saurait rester et où l’on ne peut survivre que
très difficilement en combattant avec le courage du désespoir.
Telles sont les neuf sortes de terrain dont j’avais à vous
parler ; apprenez à les connaître, pour vous en défier ou pour en tirer parti.
Lorsque vous ne serez encore que dans des lieux de division,
contenez bien vos troupes ; mais surtout ne livrez jamais de bataille, quelque
favorables que les circonstances puissent vous paraître. La vue de leur pays et
la facilité du retour occasionneraient bien des lâchetés : bientôt les
campagnes seraient couvertes de fuyards.
Si vous êtes dans des lieux légers, n’y établissez point
votre camp. Votre armée ne s’étant point encore saisie d’aucune ville, d’aucune
forteresse, ni d’aucun poste important dans les possessions des ennemis,
n’ayant derrière soi aucune digue qui puisse l’arrêter, voyant des difficultés,
des peines et des embarras pour aller plus avant, il n’est pas douteux qu’elle
ne soit tentée de préférer ce qui lui paraît le plus aisé à ce qui lui semblera
difficile et plein de dangers.
Si vous avez reconnu de ces sortes de lieux qui vous
paraissent devoir être disputés, commencez par vous en emparer : ne donnez pas
à l’ennemi le temps de se reconnaître, employez toute votre diligence, que les
formations ne se séparent pas, faites tous vos efforts pour vous en mettre dans
une entière possession ; mais ne livrez point de combat pour en chasser
l’ennemi. S’il vous a prévenu, usez de finesse pour l’en déloger, mais si vous
y êtes une fois, n’en délogez pas.
Pour ce qui est des lieux de réunion, tâchez de vous y
rendre avant l’ennemi ; faites en sorte que vous ayez une communication libre
de tous les côtés ; que vos chevaux, vos chariots et tout votre bagage puissent
aller et venir sans danger. N’oubliez rien de tout ce qui est en votre pouvoir
pour vous assurer de la bonne volonté des peuples voisins, recherchez-la,
demandez-la, achetez-la, obtenez-la à quelque prix que ce soit, elle vous est
nécessaire ; et ce n’est guère que par ce moyen que votre armée peut avoir tout
ce dont elle aura besoin. Si tout abonde de votre côté, il y a grande apparence
que la disette régnera du côté de l’ennemi.
Dans les lieux pleins et unis, étendez-vous à l’aise,
donnez-vous du large, faites des retranchements pour vous mettre à couvert de
toute surprise, et attendez tranquillement que le temps et les circonstances
vous ouvrent les voies pour faire quelque grande action.
Si vous êtes à portée de ces sortes de lieux qui ont
plusieurs issues, où l’on peut se rendre par plusieurs chemins, commencez par
les bien connaître ; alliez-vous aux États voisins, que rien n’échappe à vos
recherches ; emparez-vous de toutes les avenues, n’en négligez aucune, quelque
peu importante qu’elle vous paraisse, et gardez-les toutes très soigneusement.
Si vous vous trouvez dans des lieux graves et importants,
rendez-vous maître de tout ce qui vous environne, ne laissez rien derrière
vous, le plus petit poste doit être emporté ; sans cette précaution vous
courriez le risque de manquer des vivres nécessaires à l’entretien de votre
armée, ou de vous voir l’ennemi sur les bras lorsque vous y penseriez le moins,
et d’être attaqué par plusieurs côtés à la fois.
Si vous êtes dans des lieux gâtés ou détruits, n’allez pas
plus avant, retournez sur vos pas, fuyez le plus promptement qu’il vous sera
possible.
Si vous êtes dans des lieux de mort, n’hésitez point à
combattre, allez droit à l’ennemi, le plus tôt est le meilleur.
Telle est la conduite que tenaient nos anciens guerriers.
Ces grands hommes, habiles et expérimentés dans leur art, avaient pour principe
que la manière d’attaquer et de se défendre ne devait pas être invariablement
la même, qu’elle devait être prise de la nature du terrain que l’on se occupait
et de la position où l’on se trouvait. Ils disaient encore que la tête et la
queue d’une armée ne devaient pas être commandées de la même façon, qu’il
fallait combattre la tête et enfoncer la queue ; que la multitude et le petit
nombre ne pouvaient pas être longtemps d’accord ; que les forts et les faibles,
lorsqu’ils étaient ensemble, ne tardaient guère à se désunir ; que les hauts et
les bas ne pouvaient être également utiles ; que les troupes étroitement unies
pouvaient aisément se diviser, mais que celles qui étaient une fois divisées ne
se réunissaient que très difficilement. Ils répétaient sans cesse qu’une armée
ne devait jamais se mettre en mouvement qu’elle ne fût sûre de quelque avantage
réel, et que, lorsqu’il n’y avait rien à gagner, il fallait se tenir tranquille
et garder le camp.
En résumé, je vous dirai que toute votre conduite militaire
doit être réglée suivant les circonstances ; que vous devez attaquer ou vous
défendre selon que le théâtre de la guerre sera chez vous ou chez l’ennemi.
Si la guerre se fait dans votre propre pays, et si l’ennemi,
sans vous avoir donné le temps de faire tous vos préparatifs, s’apprêtant à
vous attaquer, vient avec une armée bien ordonnée pour l’envahir ou le
démembrer, ou y faire des dégâts, ramassez promptement le plus de troupes que
vous pourrez, envoyez demander du secours chez les voisins et chez les alliés,
emparez-vous de quelques lieux qu’il chérit, et il se fera conforme à vos
désirs, mettez-les en état de défense, ne fût-ce que pour gagner du temps ; la
rapidité est la sève de la guerre.
Voyagez par les routes sur lesquelles il ne peut vous
attendre ; mettez une partie de vos soins à empêcher que l’armée ennemie ne
puisse recevoir des vivres, barrez-lui tous les chemins, ou du moins faites
qu’elle n’en puisse trouver aucun sans embuscades, ou sans qu’elle soit obligée
de l’emporter de vive force.
Les paysans peuvent en cela vous être d’un grand secours et
vous servir mieux que vos propres troupes : faites-leur entendre seulement
qu’ils doivent empêcher que d’injustes ravisseurs ne viennent s’emparer de toutes
leurs possessions et ne leur enlèvent leur père, leur mère, leur femme et leurs
enfants.
Ne vous tenez pas seulement sur la défensive, envoyez des
partisans pour enlever des convois, harcelez, fatiguez, attaquez tantôt d’un
côté, tantôt de l’autre ; forcez votre injuste agresseur à se repentir de sa
témérité ; contraignez-le de retourner sur ses pas, n’emportant pour tout butin
que la honte de n’avoir pu réussir.
Si vous faites la guerre dans le pays ennemi, ne divisez vos
troupes que très rarement, ou mieux encore, ne les divisez jamais ; qu’elles
soient toujours réunies et en état de se secourir mutuellement ; ayez soin
qu’elles ne soient jamais que dans des lieux fertiles et abondants.
Si elles venaient à souffrir de la faim, la misère et les maladies
feraient bientôt plus de ravage parmi elles que ne le pourrait faire dans
plusieurs années le fer de l’ennemi.
Procurez-vous pacifiquement tous les secours dont vous aurez
besoin ; n’employez la force que lorsque les autres voies auront été inutiles ;
faites en sorte que les habitants des villages et de la campagne puissent
trouver leurs intérêts à venir d’eux-mêmes vous offrir leurs denrées ; mais, je
le répète, que vos troupes ne soient jamais divisées.
Tout le reste étant égal, on est plus fort de moitié
lorsqu’on combat chez soi.
Si vous combattez chez l’ennemi, ayez égard à cette maxime,
surtout si vous êtes un peu avant dans ses États : conduisez alors votre armée
entière ; faites toutes vos opérations militaires dans le plus grand secret, je
veux dire qu’il faut empêcher qu’aucun ne puisse pénétrer vos desseins : il
suffit qu’on sache ce que vous voulez faire quand le temps de l’exécuter sera
arrivé.
Il peut arriver que vous soyez réduit quelquefois à ne
savoir où aller, ni de quel côté vous tourner ; dans ce cas ne précipitez rien,
attendez tout du temps et des circonstances, soyez inébranlable dans le lieu où
vous êtes.
Il peut arriver encore que vous vous trouviez engagé mal à
propos ; gardez-vous bien alors de prendre la fuite, elle causerait votre perte
; périssez plutôt que de reculer, vous périrez au moins glorieusement ;
cependant, faites bonne contenance. Votre armée, accoutumée à ignorer vos
desseins, ignorera pareillement le péril qui la menace ; elle croira que vous
avez eu vos raisons, et combattra avec autant d’ordre et de valeur que si vous
l’aviez disposée depuis longtemps à la bataille.
Si dans ces sortes d’occasions vous triomphez, vos soldats
redoubleront de force, de courage et de valeur ; votre réputation s’accroît
dans la proportion même du risque que vous avez couru. Votre armée se croira
invincible sous un chef tel que vous.
Quelque critiques que puissent être la situation et les
circonstances où vous vous trouvez, ne désespérez de rien ; c’est dans les
occasions où tout est à craindre qu’il ne faut rien craindre ; c’est lorsqu’on
est environné de tous les dangers qu’il n’en faut redouter aucun ; c’est
lorsqu’on est sans aucune ressource qu’il faut compter sur toutes ; c’est
lorsqu’on est surpris qu’il faut surprendre l’ennemi lui-même.
Instruisez tellement vos troupes qu’elles puissent se trouver
prêtes sans préparatifs, qu’elles trouvent de grands avantages là où elles n’en
ont cherché aucun, que sans aucun ordre particulier de votre part, elles
improvisent les dispositions à prendre, que sans défense expresse elles
s’interdisent d’elles-mêmes tout ce qui est contre la discipline.
Veillez en particulier avec une extrême attention à ce qu’on
ne sème pas de faux bruits, coupez racine aux plaintes et aux murmures, ne permettez
pas qu’on tire des augures sinistres de tout ce qui peut arriver
d’extraordinaire.
Si les devins ou les astrologues de l’armée ont prédit le
bonheur, tenez-vous-en à leur décision ; s’ils parlent avec obscurité,
interprétez en bien ; s’ils hésitent, ou qu’ils ne disent pas des choses
avantageuses, ne les écoutez pas, faites-les taire.
Aimez vos troupes, et procurez-leur tous les secours, tous
les avantages, toutes les commodités dont elles peuvent avoir besoin. Si elles
essuient de rudes fatigues, ce n’est pas qu’elles s’y plaisent ; si elles
endurent la faim, ce n’est pas qu’elles ne se soucient pas de manger ; si elles
s’exposent à la mort, ce n’est point qu’elles n’aiment pas la vie. Si mes
officiers n’ont pas un surcroît de richesses, ce n’est pas parce qu’ils
dédaignent les biens de ce monde. Faites en vous-même de sérieuses réflexions
sur tout cela.
Lorsque vous aurez tout disposé dans votre armée et que tous
vos ordres auront été donnés, s’il arrive que vos troupes nonchalamment assises
donnent des marques de tristesse, si elles vont jusqu’à verser des larmes,
tirez-les promptement de cet état d’assoupissement et de léthargie, donnez-leur
des festins, faites-leur entendre le bruit du tambour et des autres instruments
militaires, exercez-les, faites-leur faire des évolutions, faites-leur changer
de place, menez-les même dans des lieux un peu difficiles, où elles aient à
travailler et à souffrir. Imitez la conduite de Tchouan Tchou et de Tsao-Kouei,
vous changerez le cœur de vos soldats, vous les accoutumerez au travail, ils
s’y endurciront, rien ne leur coûtera dans la suite.
Les quadrupèdes regimbent quand on les charge trop, ils
deviennent inutiles quand ils sont forcés. Les oiseaux au contraire veulent
être forcés pour être d’un bon usage. Les hommes tiennent un milieu entre les
uns et les autres, il faut les charger, mais non pas jusqu’à les accabler ; il
faut même les forcer, mais avec discernement et mesure.
Si vous voulez tirer un bon parti de votre armée, si vous
voulez qu’elle soit invincible, faites qu’elle ressemble au Chouai Jen. Le
Chouai Jen est une espèce de gros serpent qui se trouve dans la montagne de
Tchang Chan. Si l’on frappe sur la tête de ce serpent, à l’instant sa queue va
au secours, et se recourbe jusqu’à la tête ; qu’on le frappe sur la queue, la
tête s’y trouve dans le moment pour la défendre ; qu’on le frappe sur le milieu
ou sur quelque autre partie de son corps, sa tête et sa queue s’y trouvent
d’abord réunies. « Mais cela peut-il
être pratiqué par une armée ? », dira peut-être quelqu’un. Oui, cela
se peut, cela se doit, et il le faut.
Quelques soldats du royaume de Ou se trouvèrent un jour à
passer une rivière en même temps que d’autres soldats du royaume de Yue la
passaient aussi ; un vent impétueux souffla, les barques furent renversées et
les hommes auraient tous péri, s’ils ne se fussent aidés mutuellement : ils ne
pensèrent pas alors qu’ils étaient ennemis, ils se rendirent au contraire tous
les offices qu’on pouvait attendre d’une amitié tendre et sincère, ils
coopérèrent comme la main droite avec la main gauche.
Je vous rappelle ce trait d’Histoire pour vous faire
entendre que non seulement les différents corps de votre armée doivent se
secourir mutuellement, mais encore qu’il faut que vous secouriez vos alliés,
que vous donniez même du secours aux peuples vaincus qui en ont besoin ; car,
s’ils vous sont soumis, c’est qu’ils n’ont pu faire autrement ; si leur
souverain vous a déclaré la guerre, ce n’est pas de leur faute. Rendez-leur des
services, ils auront leur tour pour vous en rendre aussi.
En quelque pays que vous soyez, quel que soit le lieu que
vous occupiez, si dans votre armée il y a des étrangers, ou si, parmi les
peuples vaincus, vous avez choisi des soldats pour grossir le nombre de vos
troupes, ne souffrez jamais que dans les corps qu’ils composent ils soient ou
les plus forts, ou en majorité. Quand on attache plusieurs chevaux à un même
pieu, on se garde bien de mettre ceux qui sont indomptés, ou tous ensemble, ou
avec d’autres en moindre nombre qu’eux, ils mettraient tout en désordre ; mais
lorsqu’ils sont domptés, ils suivent aisément la multitude.
Dans quelque position que vous puissiez être, si votre armée
est inférieure à celle des ennemis, votre seule conduite, si elle est bonne,
peut la rendre victorieuse. Il n’est pas suffisant de compter sur les chevaux
boiteux ou les chariots embourbés, mais à quoi vous servirait d’être placé
avantageusement si vous ne saviez pas tirer parti de votre position ? A quoi
servent la bravoure sans la prudence, la valeur sans la ruse ?
Un bon général tire parti de tout, et il n’est en état de
tirer parti de tout que parce qu’il fait toutes ses opérations avec le plus
grand secret, qu’il sait conserver son sang-froid, et qu’il gouverne avec
droiture, de telle sorte néanmoins que son armée a sans cesse les oreilles
trompées et les yeux fascinés. Il sait si bien que ses troupes ne savent jamais
ce qu’elles doivent faire, ni ce qu’on doit leur commander. Si les évènements
changent, il change de conduite ; si ses méthodes, ses systèmes ont des
inconvénients, il les corrige toutes les fois qu’il le veut, et comme il le
veut. Si ses propres gens ignorent ses desseins, comment les ennemis
pourraient-ils les pénétrer ?
Un habile général sait d’avance tout ce qu’il doit faire ;
tout autre que lui doit l’ignorer absolument. Telle était la pratique de ceux
de nos anciens guerriers qui se sont le plus distingués dans l’art sublime du
gouvernement. Voulaient-ils prendre une ville d’assaut, ils n’en parlaient que
lorsqu’ils étaient aux pieds des murs. Ils montaient les premiers, tout le
monde les suivait ; et lorsqu’on était logé sur la muraille, ils faisaient
rompre toutes les échelles. Etaient-ils bien avant dans les terres des alliés,
ils redoublaient d’attention et de secret.
Partout ils conduisaient leurs armées comme un berger
conduit un troupeau ; ils les faisaient aller où bon leur semblait, ils les
faisaient revenir sur leurs pas, ils les faisaient retourner, et tout cela sans
murmure, sans résistance de la part d’un seul.
La principale science d’un général consiste à bien connaître
les neuf sortes de terrain, afin de pouvoir faire à propos les neuf
changements. Elle consiste à savoir déployer et replier ses troupes suivant les
lieux et les circonstances, à travailler efficacement à cacher ses propres
intentions et à découvrir celles de l’ennemi, à avoir pour maxime certaine que
les troupes sont très unies entre elles, lorsqu’elles sont bien avant dans les
terres des ennemis ; qu’elles se divisent au contraire et se dispersent très aisément,
lorsqu’on ne se tient qu’aux frontières ; qu’elles ont déjà la moitié de la
victoire, lorsqu’elles se sont emparées de tous les allants et de tous les
aboutissants, tant de l’endroit où elles doivent camper que des environs du
camp de l’ennemi ; que c’est un commencement de succès que d’avoir pu camper
dans un terrain vaste, spacieux et ouvert de tous côtés ; mais que c’est
presque avoir vaincu, lorsque étant dans les possessions ennemies, elles se
sont emparées de tous les petits postes, de tous les chemins, de tous les
villages qui sont au loin des quatre côtés, et que, par leurs bonnes manières,
elles ont gagné l’affection de ceux qu’elles veulent vaincre, ou qu’elles ont
déjà vaincus.
Instruit par l’expérience et par mes propres réflexions,
j’ai tâché, lorsque je commandais les armées, de réduire en pratique tout ce
que je vous rappelle ici. Quand j’étais dans des lieux de division, je
travaillais à l’union des cœurs et à l’uniformité des sentiments. Lorsque
j’étais dans des lieux légers, je rassemblais mon monde, et je l’occupais
utilement. Lorsqu’il s’agissait des lieux qu’on peut disputer, je m’en emparais
le premier, quand je le pouvais ; si l’ennemi m’avait prévenu, j’allais après
lui, et j’usais d’artifices pour l’en déloger. Lorsqu’il était question des
lieux de réunion, j’observais tout avec une extrême diligence, et je voyais
venir l’ennemi. Sur un terrain plein et uni, je m’étendais à l’aise et
j’empêchais l’ennemi de s’étendre. Dans des lieux à plusieurs issues, quand il m’était
impossible de les occuper tous, j’étais sur mes gardes, j’observais l’ennemi de
près, je ne le perdais pas de vue. Dans des lieux graves et importants, je
nourrissais bien le soldat, je l’accablais de caresses. Dans des lieux gâtés ou
détruits, je tâchais de me tirer d’embarras, tantôt en faisant des détours et
tantôt en remplissant les vides. Enfin, dans des lieux de morts, je faisais
croire à l’ennemi que je ne pouvais survivre.
Les troupes bien disciplinées résistent quand elles sont
encerclées ; elles redoublent d’efforts dans les extrémités, elles affrontent
les dangers sans crainte, elles se battent jusqu’à la mort quand il n’y a pas
d’alternative, et obéissent implicitement. Si celles que vous commandez ne sont
pas telles, c’est votre faute ; vous ne méritez pas d’être à leur tête.
Si vous êtes ignorant des plans des États voisins, vous ne
pourrez préparer vos alliances au moment opportun ; si vous ne savez pas en
quel nombre sont les ennemis contre lesquels vous devez combattre, si vous ne
connaissez pas leur fort et leur faible, vous ne ferez jamais les préparatifs
ni les dispositions nécessaires pour la conduite de votre armée ; vous ne
méritez pas de commander.
Si vous ignorez où il y a des montagnes et des collines, des
lieux secs ou humides, des lieux escarpés ou pleins de défilés, des lieux
marécageux ou pleins de périls, vous ne sauriez donner des ordres convenables,
vous ne sauriez conduire votre armée ; vous êtes indigne de commander.
Si vous ne connaissez pas tous les chemins, si vous n’avez
pas soin de vous munir de guides sûrs et fidèles pour vous conduire par les
routes que vous ignorerez, vous ne parviendrez pas au terme que vous vous
proposez, vous serez la dupe des ennemis ; vous ne méritez pas de commander.
Lorsqu’un grand hégémonique attaque un État puissant, il
fait en sorte qu’il soit impossible à l’ennemi de se concentrer. Il intimide
l’ennemi et empêche ses alliés de se joindre à lui. Il s’ensuit que le grand
hégémonique ne combat pas des combinaisons puissantes d’États et ne nourrit pas
le pouvoir d’autres États. Il s’appuie pour la réalisation de ses buts sur sa
capacité d’intimider ses opposants et ainsi il peut prendre les villes ennemies
et renverser l’État de l’ennemi.
Si vous ne savez pas combiner quatre et cinq tout à la fois,
vos troupes ne sauraient aller de pair avec celles des vassaux et des
feudataires. Lorsque les vassaux et les feudataires avaient à faire la guerre
contre quelque grand prince, ils s’unissaient entre eux, ils tâchaient de
troubler tout l’Univers, ils mettaient dans leur parti le plus de monde qu’il
leur était possible, ils recherchaient surtout l’amitié de leurs voisins, ils
l’achetaient même bien cher s’il le fallait. Ils ne donnaient pas à l’ennemi le
temps de se reconnaître, encore moins celui d’avoir recours à ses alliés et de
rassembler toutes ses forces, ils l’attaquaient lorsqu’il n’était pas encore en
état de défense ; aussi, s’ils faisaient le siège d’une ville, ils s’en
rendaient maîtres à coup sûr. S’ils voulaient conquérir une province, elle
était à eux ; quelques grands avantages qu’ils se fussent d’abord procurés, ils
ne s’endormaient pas, ils ne laissaient jamais leur armée s’amollir par
l’oisiveté ou la débauche, ils entretenaient une exacte discipline, ils
punissaient sévèrement, quand les cas l’exigeaient, et ils donnaient
libéralement des récompenses, lorsque les occasions le demandaient. Outre les
lois ordinaires de la guerre, ils en faisaient de particulières, suivant les
circonstances des temps et des lieux.
Voulez-vous réussir ? Prenez pour modèle de votre conduite
celle que je viens de vous tracer ; regardez votre armée comme un seul homme
que vous seriez chargé de conduire, ne lui motivez jamais votre manière d’agir
; faites-lui savoir exactement tous vos avantages, mais cachez lui avec grand
soin jusqu’à la moindre de vos pertes ; faites toutes vos démarches dans le
plus grand secret ; placez-les dans une situation périlleuse et elles
survivront ; disposez-les sur un terrain de mort et elles vivront, car, lorsque
l’armée est placée dans une telle situation, elle peut faire sortir la victoire
des revers.
Accordez des récompenses sans vous préoccuper des usages
habituels, publiez des ordres sans respect des précédents, ainsi vous pourrez
vous servir de l’armée entière comme d’un seul homme.
Éclairez toutes les démarches de l’ennemi, ne manquez pas de
prendre les mesures les plus efficaces pour pouvoir vous assurer de la personne
de leur général ; faites tuer leur général, car vous ne combattez jamais que
contre des rebelles.
Le nœud des opérations militaires dépend de votre faculté de
faire semblant de vous conformer aux désirs de votre ennemi.
Ne divisez jamais vos forces ; la concentration vous permet
de tuer son général, même à une distance de mille lieues ; là se trouve la
capacité d’atteindre votre objet d’une manière ingénieuse.
Lorsque l’ennemi vous offre une opportunité, saisissez-en
vite l’avantage ; anticipez-le en vous rendant maître de quelque chose qui lui
importe et avancez suivant un plan fixé secrètement.
La doctrine de la guerre consiste à suivre la situation de
l’ennemi afin de décider de la bataille.
Dès que votre armée sera hors des frontières, faites-en
fermer les avenues, déchirez les instructions qui sont entre vos mains et ne
souffrez pas qu’on écrive ou qu’on reçoive des nouvelles ; rompez vos relations
avec les ennemis, assemblez votre conseil et exhortez-le à exécuter le plan ;
après cela, allez à l’ennemi.
Avant que la campagne soit commencée, soyez comme une jeune
fille qui ne sort pas de la maison ; elle s’occupe des affaires du ménage, elle
a soin de tout préparer, elle voit tout, elle entend tout, elle fait tout, elle
ne se mêle d’aucune affaire en apparence.
La campagne une fois commencée, vous devez avoir la
promptitude d’un lièvre qui, se trouvant poursuivi par des chasseurs,
tâcherait, par mille détours, de trouver enfin son gîte, pour s’y réfugier en
sûreté.
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