Article X : De la topologie
Sun Tzu dit : Sur la surface de la terre tous les lieux ne
sont pas équivalents ; il y en a que vous devez fuir, et d’autres qui doivent
être l’objet de vos recherches ; tous doivent vous être parfaitement connus.
Dans les premiers sont à ranger ceux qui n’offrent que
d’étroits passages, qui sont bordés de rochers ou de précipices, qui n’ont pas
d’accès facile avec les espaces libres desquels vous pouvez attendre du
secours. Si vous êtes le premier à occuper ce terrain, bloquez les passages et
attendez l’ennemi ; si l’ennemi est sur place avant vous, ne l’y suivez pas, à
moins qu’il n’ait pas fermé complètement les défilés. Ayez-en une connaissance
exacte pour ne pas y engager votre armée mal à propos.
Recherchez au contraire un lieu dans lequel il y aurait une
montagne assez haute pour vous défendre de toute surprise, où l’on pourrait
arriver et d’où l’on pourrait sortir par plusieurs chemins qui vous seraient
parfaitement connus, où les vivres seraient en abondance, où les eaux ne
sauraient manquer, où l’air serait salubre et le terrain assez uni ; un tel
lieu doit faire l’objet de vos plus ardentes recherches. Mais soit que vous
vouliez-vous emparer de quelque campement avantageux, soit que vous cherchiez à
éviter des lieux dangereux ou peu commodes, usez d’une extrême diligence,
persuadé que l’ennemi a le même objet que vous.
Si le lieu que vous avez dessein de choisir est autant à la
portée des ennemis qu’à la vôtre, si les ennemis peuvent s’y rendre aussi
aisément que vous, il s’agit de les devancer. Pour cela, faites des marches
pendant la nuit, mais arrêtez-vous au lever du soleil, et, s’il se peut, que ce
soit toujours sur quelque éminence, afin de pouvoir découvrir au loin ;
attendez alors que vos provisions et tout votre bagage soient arrivés ; si
l’ennemi vient à vous, vous l’attendrez de pied ferme, et vous pourrez le
combattre avec avantage.
Ne vous engagez jamais dans ces sortes de lieu où l’on peut
aller très aisément, mais d’où l’on ne peut sortir qu’avec beaucoup de peine et
une extrême difficulté ; si l’ennemi laisse un pareil camp entièrement libre,
c’est qu’il cherche à vous leurrer ; gardez-vous bien d’avancer, mais
trompez-le en pliant bagage. S’il est assez imprudent pour vous suivre, il sera
obligé de traverser ce terrain scabreux. Lorsqu’il y aura engagé la moitié de
ses troupes, allez à lui, il ne saurait vous échapper, frappez-le
avantageusement et vous le vaincrez sans beaucoup de travail.
Une fois que vous serez campé avec tout l’avantage du
terrain, attendez tranquillement que l’ennemi fasse les premières démarches et
qu’il se mette en mouvement. S’il vient à vous en ordre de bataille, n’allez
au-devant de lui que lorsque vous verrez qu’il lui sera difficile de retourner sur
ses pas.
Un ennemi bien préparé pour le combat, et contre qui votre
attaque a échoué, est dangereux : ne revenez pas à une seconde charge,
retirez-vous dans votre camp, si vous le pouvez, et n’en sortez pas que vous ne
voyiez clairement que vous le pouvez sans danger. Vous devez vous attendre que
l’ennemi fera jouer bien des ressorts pour vous attirer : rendez inutiles tous
les artifices qu’il pourrait employer.
Si votre rival vous a prévenu, et qu’il ait pris son camp
dans le lieu où vous auriez dû prendre le vôtre, c’est-à-dire dans le lieu le
plus avantageux, ne vous amusez point à vouloir l’en déloger en employant les
stratagèmes communs ; vous travailleriez inutilement.
Si la distance entre vous et lui est assez considérable et
que les deux armées sont à peu près égales, il ne tombera pas aisément dans les
pièges que vous lui tendrez pour l’attirer au combat : ne perdez pas votre
temps inutilement, vous réussirez mieux d’un autre côté.
Ayez pour principe que votre ennemi cherche ses avantages
avec autant d’empressement que vous pouvez chercher les vôtres : employez toute
votre industrie à lui donner le change de ce côté-là ; mais surtout ne le
prenez pas vous-même. Pour cela, n’oubliez jamais qu’on peut tromper ou être
trompé de bien des façons. Je ne vous en rappellerai que six principales, parce
qu’elles sont les sources d’où dérivent toutes les autres.
La première consiste dans la marche des troupes
La deuxième, dans leurs différents arrangements.
La troisième, dans leur position dans des lieux bourbeux.
La quatrième, dans leur désordre.
La cinquième, dans leur dépérissement.
Et la sixième, dans leur fuite.
Un général qui recevrait quelque échec, faute de ces
connaissances, aurait tort d’accuser le Ciel de son malheur ; il doit se
l’attribuer tout entier.
Si celui qui est à la tête des armées néglige de s’instruire
à fond de tout ce qui a rapport aux troupes qu’il doit mener au combat et à
celles qu’il doit combattre ; s’il ne connaît pas exactement le terrain où il
est actuellement, celui où il doit se rendre, celui où l’on peut se retirer en
cas de malheur, celui où l’on peut feindre d’aller sans avoir d’autre envie que
celle d’y attirer l’ennemi, et celui où il peut être forcé de s’arrêter,
lorsqu’il n’aura pas lieu de s’y attendre ; s’il fait mouvoir son armée hors de
propos ; s’il n’est pas instruit de tous les mouvements de l’armée ennemie et
des desseins qu’elle peut avoir dans la conduite qu’elle tient ; s’il divise
ses troupes sans nécessité, ou sans y être comme forcé par la nature du lieu où
il se trouve, ou sans avoir prévu tous les inconvénients qui pourraient en
résulter, ou sans une certitude de quelque avantage réel de cette dispersion ;
s’il souffre que le désordre s’insinue peu à peu dans son armée, ou si, sur des
indices incertains, il se persuade trop aisément que le désordre règne dans
l’armée ennemie, et qu’il agisse en conséquence ; si son armée dépérit
insensiblement, sans qu’il se mette en devoir d’y apporter un prompt remède ;
un tel général ne peut être que la dupe des ennemis, qui lui donneront le
change par des fuites étudiées, par des marches feintes, et par un total de
conduite dont il ne saurait manquer d’être la victime.
Les maximes suivantes doivent vous servir de règles pour
toutes vos actions.
Si votre armée et celle de l’ennemi sont à peu près en
nombre égal et d’égale force, il faut que des dix parties des avantages du
terrain vous en ayez neuf pour vous ; mettez toute votre application, employez
tous vos efforts et toute votre industrie pour vous les procurer. Si vous les
possédez, votre ennemi se trouvera réduit à n’oser se montrer devant vous et à
prendre la fuite dès que vous paraîtrez ; ou s’il est assez imprudent pour
vouloir en venir à un combat, vous le combattrez avec l’avantage de dix contre
un. Le contraire arrivera si, par négligence ou faute d’habileté, vous lui avez
laissé le temps et les occasions de se procurer ce que vous n’avez pas.
Dans quelque position que vous puissiez être, si pendant que
vos soldats sont forts et pleins de valeur, vos officiers sont faibles et
lâches, votre armée ne saurait manquer d’avoir le dessous ; si, au contraire,
la force et la valeur se trouve uniquement renfermées dans les officiers,
tandis que la faiblesse et la lâcheté domineront dans le cœur des soldats, votre
armée sera bientôt en déroute ; car les soldats pleins de courage et de valeur
ne voudront pas se déshonorer ; ils ne voudront jamais que ce que des officiers
lâches et timides ne sauraient leur accorder, de même des officiers vaillants
et intrépides seront à coup sûr mal obéis par des soldats timides et poltrons.
Si les officiers généraux sont faciles à s’enflammer, et
s’ils ne savent ni dissimuler ni mettre un frein à leur colère, quel qu’en
puisse être le sujet, ils s’engageront d’eux-mêmes dans des actions ou de
petits combats dont ils ne se tireront pas avec honneur, parce qu’ils les
auront commencés avec précipitation, et qu’ils n’en auront pas prévu les
inconvénients et toutes les suites ; il arrivera même qu’ils agiront contre
l’intention expresse du général, sous divers prétextes qu’ils tâcheront de
rendre plausibles ; et d’une action particulière commencée étourdiment et
contre toutes les règles, on en viendra à un combat général, dont tout
l’avantage sera du côté de l’ennemi. Veillez sur de tels officiers, ne les
éloignez jamais de vos côtés ; quelques grandes qualités qu’ils puissent avoir
d’ailleurs, ils vous causeraient de grands préjudices, peut-être même la perte
de votre armée entière.
Si un général est pusillanime, il n’aura pas les sentiments
d’honneur qui conviennent à une personne de son rang, il manquera du talent
essentiel de donner de l’ardeur aux troupes ; il ralentira leur courage dans le
temps qu’il faudrait le ranimer ; il ne saura ni les instruire ni les dresser à
propos ; il ne croira jamais devoir compter sur les lumières, la valeur et
l’habileté des officiers qui lui sont soumis, les officiers eux-mêmes ne
sauront à quoi s’en tenir ; il fera faire mille fausses démarches à ses
troupes, qu’il voudra disposer tantôt d’une façon et tantôt d’une autre, sans
suivre aucun système, sans aucune méthode ; il hésitera sur tout, il ne se
décidera sur rien, partout il ne verra que des sujets de crainte ; et alors le
désordre, et un désordre général, régnera dans son armée.
Si un général ignore le fort et le faible de l’ennemi contre
lequel il a à combattre, s’il n’est pas instruit à fond, tant des lieux qu’il
occupe actuellement que de ceux qu’il peut occuper suivant les différents
évènements, il lui arrivera d’opposer à ce qu’il y a de plus fort dans l’armée
ennemie ce qu’il y a de plus faible dans la sienne, à envoyer ses troupes
faibles et aguerries contre les troupes fortes, ou contre celles qui n’ont
aucune considération chez l’ennemi, à ne pas choisir des troupes d’élite pour
son avant-garde, à faire attaquer par où il ne faudrait pas le faire, à laisser
périr, faute de secours, ceux des siens qui se trouveraient hors d’état de
résister, à se défendre mal à propos dans un mauvais poste, à céder légèrement
un poste de la dernière importance ; dans ces sortes d’occasions il comptera
sur quelque avantage imaginaire qui ne sera qu’un effet de la politique de
l’ennemi, ou bien il perdra courage après un échec qui ne devrait être compté
pour rien. Il se trouvera poursuivi sans s’y être attendu, il se trouvera
enveloppé. On le combattra vivement, heureux alors s’il peut trouver son salut
dans la fuite. C’est pourquoi, pour en revenir au sujet qui fait la matière de
cet article, un bon général doit connaître tous les lieux qui sont ou qui peuvent
être le théâtre de la guerre, aussi distinctement qu’il connaît tous les coins
et recoins des cours et des jardins de sa propre maison.
J’ajoute dans cet article qu’une connaissance exacte du
terrain est ce qu’il y a de plus essentiel parmi les matériaux qu’on peut
employer pour un édifice aussi important à la tranquillité et à la gloire de
l’État. Ainsi un homme, que la naissance où les évènements semblent destiner à
la dignité de général, doit employer tous ses soins et faire tous ses efforts
pour se rendre habile dans cette partie de l’art des guerriers.
Avec une connaissance exacte du terrain, un général peut se
tirer d’affaire dans les circonstances les plus critiques. Il peut se procurer
les secours qui lui manquent, il peut empêcher ceux qu’on envoie à l’ennemi ;
il peut avancer, reculer et régler toutes ses démarches comme il le jugera à
propos ; il peut disposer des marches de son ennemi et faire à son gré qu’il
avance ou qu’il recule ; il peut le harceler sans crainte d’être surpris lui-même
; il peut l’incommoder de mille manières, et parer de son côté à tous les
dommages qu’on voudrait lui causer. Calculer les distances et les degrés de
difficulté du terrain, c’est contrôler la victoire. Celui qui combat avec la
pleine connaissance de ces facteurs est certain de gagner ; il peut enfin finir
ou prolonger la campagne, selon qu’il le jugera plus expédient pour sa gloire
ou pour ses intérêts.
Vous pouvez compter sur une victoire certaine si vous
connaissez tous les tours et tous les détours, tous les hauts et les bas, tous
les allants et les aboutissants de tous les lieux que les deux armées peuvent
occuper, depuis les plus près jusqu’à ceux qui sont les plus éloignés, parce
qu’avec cette connaissance vous saurez quelle forme il sera plus à propos de
donner aux différents corps de vos troupes, vous saurez sûrement quand il sera
à propos de combattre ou lorsqu’il faudra différer la bataille, vous saurez
interpréter la volonté du souverain suivant les circonstances, quels que
puissent être les ordres que vous en aurez reçus ; vous le servirez
véritablement en suivant vos lumières présentes, vous ne contracterez aucune tâche
qui puisse souiller votre réputation, et vous ne serez point exposé à périr
ignominieusement pour avoir obéi.
Un général malheureux est toujours un général coupable.
Servir votre prince, faire l’avantage de l’État et le
bonheur des peuples, c’est ce que vous devez avoir en vue ; remplissez ce
triple objet, vous avez atteint le but.
Dans quelque espèce de terrain que vous soyez, vous devez
regarder vos troupes comme des enfants qui ignorent tout et qui ne sauraient
faire un pas ; il faut qu’elles soient conduites ; vous devez les regarder,
dis-je, comme vos propres enfants ; il faut les conduire vous-même. Ainsi, s’il
s’agit d’affronter les hasards, que vos gens ne les affrontent pas seuls, et
qu’ils ne les affrontent qu’à votre suite. S’il s’agit de mourir, qu’ils
meurent, mais mourez avec eux.
Je dis que vous devez aimer tous ceux qui sont sous votre
conduite comme vous aimeriez vos propres enfants. Il ne faut pas cependant en
faire des enfants gâtés ; ils seraient tels, si vous ne les corrigiez pas
lorsqu’ils méritent de l’être, si, quoique plein d’attention, d’égards et de
tendresse pour eux, vous ne pouviez pas les gouverner, ils se montreraient
insoumis et peu empressés à répondre à vos désirs.
Dans quelque espèce de terrain que vous soyez, si vous êtes
au fait de tout ce qui le concerne, si vous savez même par quel endroit il faut
attaquer l’ennemi, mais si vous ignorez s’il est actuellement en état de
défense ou non, s’il est disposé à vous bien recevoir, et s’il a fait les
préparatifs nécessaires à tout évènement, vos chances de victoire sont réduites
de moitié.
Quoique vous ayez une pleine connaissance de tous les lieux,
que vous sachiez même que les ennemis peuvent être attaqués, et par quel côté
ils doivent l’être, si vous n’avez pas des indices certains que vos propres
troupes peuvent attaquer avec avantage, j’ose vous le dire, vos chances de
victoire sont réduites de moitié.
Si vous êtes au fait de l’état actuel des deux armées, si
vous savez en même temps que vos troupes sont en état d’attaquer avec avantage,
et que celles de l’ennemi leur sont inférieures en force et en nombre, mais si
vous ne connaissez pas tous les coins et recoins des lieux circonvoisins, vous
ne saurez s’il est invulnérable à l’attaque ; je vous l’assure, vos chances de
victoire sont réduites de moitié.
Ceux qui sont véritablement habiles dans l’art militaire
font toutes leurs marches sans désavantage, tous leurs mouvements sans
désordre, toutes leurs attaques à coup sûr, toutes leurs défenses sans
surprise, leurs campements avec choix, leurs retraites par système et avec
méthode ; ils connaissent leurs propres forces, ils savent quelles sont celles
de l’ennemi, ils sont instruits de tout ce qui concerne les lieux.
Donc je dis : Connais-toi toi-même, connais ton ennemi, ta
victoire ne sera jamais mise en danger. Connais le terrain, connais ton temps,
ta victoire sera alors totale.
Excellent document pour mon cours de polémologie. Merci
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