Article IX : De la distribution des moyens
Sun Tzu dit : Avant que de faire camper vos troupes, sachez
dans quelle position sont les ennemis, mettez-vous au fait du terrain et
choisissez ce qu’il y aura de plus avantageux pour vous. On peut réduire à
quatre points principaux ces différentes situations.
I. Si vous êtes dans le voisinage de quelque montagne, gardez-vous
bien de vous emparer de la partie qui regarde le nord ; occupez au contraire le
côté du midi : cet avantage n’est pas d’une petite conséquence. Depuis le
penchant de la montagne, étendez-vous en sûreté jusque bien avant dans les
vallons ; vous y trouverez de l’eau et du fourrage en abondance ; vous y serez
égayé par la vue du soleil, réchauffé par ses rayons, et l’air que vous y
respirerez sera tout autrement salubre que celui que vous respireriez de
l’autre côté. Si les ennemis viennent par derrière la montagne dans le dessein
de vous surprendre, instruit par ceux que vous aurez placés sur la cime, vous
vous retirerez à loisir, si vous ne vous croyez pas en état de leur faire tête
; ou vous les attendrez de pied ferme pour les combattre si vous jugez que vous
puissiez être vainqueur sans trop risquer. Cependant ne combattez sur les
hauteurs que lorsque la nécessité vous y engagera, surtout n’y allez jamais
chercher l’ennemi.
II. Si vous êtes auprès de quelque rivière, approchez-vous
le plus que vous pourrez de sa source ; tâchez d’en connaître tous les
bas-fonds et tous les endroits qu’on peut passer à gué. Si vous avez à la
passer, ne le faites jamais en présence de l’ennemi ; mais si les ennemis, plus
hardis, ou moins prudents que vous, veulent en hasarder le passage, ne les
attaquez point que la moitié de leurs gens ne soit de l’autre côté ; vous
combattrez alors avec tout l’avantage de deux contre un. Près des rivières
mêmes tenez toujours les hauteurs, afin de pouvoir découvrir au loin ;
n’attendez pas l’ennemi près des bords, n’allez pas au-devant de lui ; soyez
toujours sur vos gardes de peur qu’étant surpris vous n’ayez pas un lieu pour
vous retirer en cas de malheur.
III. Si vous êtes dans des lieux glissants, humides,
marécageux et malsains, sortez-en le plus vite que vous pourrez ; vous ne sauriez-vous
y arrêter sans être exposé aux plus grands inconvénients ; la disette des
vivres et les maladies viendraient bientôt vous y assiéger. Si vous êtes
contraint d’y rester, tâchez d’en occuper les bords ; gardez-vous bien d’aller
trop avant. S’il y a des forêts aux environs, laissez-les derrière vous.
IV. Si vous êtes en plaine dans des lieux unis et secs, ayez
toujours votre gauche à découvert ; ménagez derrière vous quelque élévation
d’où vos gens puissent découvrir au loin. Quand le devant de votre camp ne vous
présentera que des objets de mort, ayez soin que les lieux qui sont derrière
puissent vous offrir des secours contre l’extrême nécessité.
Tels sont les avantages des différents campements ;
avantages précieux, d’où dépend la plus grande partie des succès militaires.
C’est en particulier parce qu’il possédait à fond l’art des campements que
l’Empereur Jaune triompha de ses ennemis et soumit à ses lois tous les princes
voisins de ses États.
Il faut conclure de tout ce que je viens de dire que les
hauteurs sont en général plus salutaires aux troupes que les lieux bas et
profonds. Dans les lieux élevés mêmes, il y a un choix à faire : c’est de
camper toujours du côté du midi, parce que c’est là qu’on trouve l’abondance et
la fertilité. Un campement de cette nature est un avant-coureur de la victoire.
Le contentement et la santé, qui sont la suite ordinaire d’une bonne nourriture
prise sous un ciel pur, donnent du courage et de la force au soldat, tandis que
la tristesse, le mécontentement et les maladies l’épuisent, l’énervent, le
rendent pusillanime et le découragent entièrement.
Il faut conclure encore que les campements près des rivières
ont leurs avantages qu’il ne faut pas négliger, et leurs inconvénients qu’il
faut tâcher d’éviter avec un grand soin. Je ne saurais trop vous le répéter,
tenez le haut de la rivière, laissez-en le courant aux ennemis. Outre que les
gués sont beaucoup plus fréquents vers la source, les eaux en sont plus pures
et plus salubres.
Lorsque les pluies auront formé quelque torrent, ou qu’elles
auront grossi le fleuve ou la rivière dont vous occupez les bords, attendez
quelque temps avant que de vous mettre en marche ; surtout ne vous hasardez pas
à passer de l’autre côté, attendez pour le faire que les eaux aient repris la
tranquillité de leur cours ordinaire. Vous en aurez des preuves certaines si
vous n’entendez plus un certain bruit sourd, qui tient plus du frémissement que
du murmure, si vous ne voyez plus d’écume surnager, et si la terre ou le sable
ne coulent plus avec l’eau.
Pour ce qui est des défilés et des lieux entrecoupés par des
précipices et par des rochers, des lieux marécageux et glissants, des lieux
étroits et couverts, lorsque la nécessité ou le hasard vous y aura conduit,
tirez-vous-en le plus tôt qu’il vous sera possible, éloignez-vous-en le plus
tôt que vous pourrez. Si vous en êtes loin, l’ennemi en sera près. Si vous
fuyez, l’ennemi poursuivra et tombera peut-être dans les dangers que vous venez
d’éviter.
Vous devez encore être extrêmement en garde contre une autre
espèce de terrain. Il est des lieux couverts de broussailles ou de petits bois
; il en est qui sont pleins de hauts et de bas, où l’on est sans cesse ou sur
des collines ou dans des vallons, dé-fiez-vous-en ; soyez dans une attention
continuelle. Ces sortes de lieux peuvent être pleines d’embuscades ; l’ennemi
peut sortir à chaque instant vous surprendre, tomber sur vous et vous tailler
en pièces. Si vous en êtes loin, n’en approchez pas ; si vous en êtes près, ne
vous mettez pas en mouvement que vous n’ayez fait reconnaître tous les
environs. Si l’ennemi vient vous y attaquer, faites en sorte qu’il ait tout le
désavantage du terrain de son côté. Pour vous, ne l’attaquez que lorsque vous
le verrez à découvert.
Enfin, quel que soit le lieu de votre campement, bon ou
mauvais, il faut que vous en tiriez parti ; n’y soyez jamais oisif, ni sans
faire quelque tentative ; éclairez toutes les démarches des ennemis ; ayez des
espions de distance en distance, jusqu’au milieu de leur camp, jusque sous la
tente de leur général. Ne négligez rien de tout ce qu’on pourra vous rapporter,
faites attention à tout.
Si ceux de vos gens que vous avez envoyés à la découverte
vous font dire que les arbres sont en mouvement, quoique par un temps calme,
concluez que l’ennemi est en marche. Il peut se faire qu’il veuille venir à
vous ; disposez toutes choses, préparez-vous à le bien recevoir, allez même
au-devant de lui.
Si l’on vous rapporte que les champs sont couverts d’herbes,
et que ces herbes sont fort hautes, tenez-vous sans cesse sur vos gardes ;
veillez continuellement, de peur de quelque surprise.
Si l’on vous dit qu’on a vu des oiseaux attroupés voler par
bandes sans s’arrêter, soyez en défiance ; on vient vous espionner ou vous
tendre des pièges ; mais si, outre les oiseaux, on voit encore un grand nombre
de quadrupèdes courir la campagne, comme s’ils n’avaient point de gîte, c’est
une marque que les ennemis sont aux aguets.
Si l’on vous rapporte qu’on aperçoit au loin des tourbillons
de poussière s’élever dans les airs, concluez que les ennemis sont en marche.
Dans les endroits où la poussière est basse et épaisse sont les gens de pied ;
dans les endroits où elle est moins épaisse et plus élevée sont la cavalerie et
les chars.
Si l’on vous avertit que les ennemis sont dispersés et ne
marchent que par pelotons, c’est une marque qu’ils ont eu à traverser quelque
bois, qu’ils ont fait des abattis, et qu’ils sont fatigués ; ils cherchent
alors à se rassembler.
Si vous apprenez qu’on aperçoit dans les campagnes des gens
de pied et des hommes à cheval aller et venir, dispersés çà et là par petites
bandes, ne doutez pas que les ennemis ne soient campés.
Tels sont les indices généraux dont vous devez tâcher de
profiter, tant pour savoir la position de ceux avec lesquels vous devez vous
mesurer que pour faire avorter leurs projets, et vous mettre à couvert de toute
surprise de leur part. En voici quelques autres auxquels vous devez une plus
particulière attention.
Lorsque ceux de vos espions qui sont près du camp des
ennemis vous feront savoir qu’on y parle bas et d’une manière mystérieuse, que
ces ennemis sont modestes dans leur façon d’agir et retenus dans tous leurs
discours, concluez qu’ils pensent à une action générale, et qu’ils en font déjà
les préparatifs : allez à eux sans perdre de temps. Ils veulent vous
surprendre, surprenez-les vous-même.
Si vous apprenez au contraire qu’ils sont bruyants, fiers et
hautains dans leurs discours, soyez certain qu’ils pensent à la retraite et
qu’ils n’ont nullement envie d’en venir aux mains.
Lorsqu’on vous fera savoir qu’on a vu quantité de chars
vides précéder leur armée, préparez-vous à combattre, car les ennemis viennent
à vous en ordre de bataille.
Gardez-vous bien d’écouter alors les propositions de paix ou
d’alliance qu’ils pourraient vous faire, ce ne serait qu’un artifice de leur
part.
S’ils font des marches forcées, c’est qu’ils croient courir
à la victoire ; s’ils vont et viennent, s’ils avancent en partie et qu’ils
reculent autant, c’est qu’ils veulent vous attirer au combat ; si, la plupart
du temps, debout et sans rien faire, ils s’appuient sur leurs armes comme sur
des bâtons, c’est qu’ils sont aux expédients, qu’ils meurent presque de faim,
et qu’ils pensent à se procurer de quoi vivre ; si passant près de quelque
rivière, ils courent tous en désordre pour se désaltérer, c’est qu’ils ont
souffert de la soif ; si leur ayant présenté l’appât de quelque chose d’utile
pour eux, sans cependant qu’ils aient su ou voulu en profiter, c’est qu’ils se
défient ou qu’ils ont peur ; s’ils n’ont pas le courage d’avancer, quoiqu’ils
soient dans les circonstances où il faille le faire, c’est qu’ils sont dans
l’embarras, dans les inquiétudes et les soucis.
Outre ce que je viens de dire, attachez-vous en particulier
à savoir tous leurs différents campements. Vous pourrez les connaître au moyen
des oiseaux que vous verrez attroupés dans certains endroits. Et si leurs
campements ont été fréquents, vous pourrez conclure qu’ils ont peu d’habileté
dans la connaissance des lieux. Le vol des oiseaux ou les cris de ceux-ci
peuvent vous indiquer la présence d’embuscades invisibles.
Si vous apprenez que, dans le camp des ennemis, il y a des
festins continuels, qu’on y boit et qu’on y mange avec fracas, soyez-en bien
aise ; c’est une preuve infaillible que leurs généraux n’ont point d’autorité.
Si leurs étendards changent souvent de place, c’est une
preuve qu’ils ne savent à quoi se déterminer, et que le désordre règne parmi
eux. Si les soldats se groupent continuellement, et chuchotent entre eux, c’est
que le général a perdu la confiance de son armée.
L’excès de récompenses et de punitions montre que le
commandement est au bout de ses ressources, et dans une grande détresse ; si
l’armée va même jusqu’à se saborder et briser ses marmites, c’est la preuve
qu’elle est aux abois et qu’elle se battra jusqu’à la mort.
Si leurs officiers subalternes sont inquiets, mécontents et
qu’ils se fâchent pour la moindre chose, c’est une preuve qu’ils sont ennuyés
ou accablés sous le poids d’une fatigue inutile.
Si dans différents quartiers de leur camp on tue furtivement
des chevaux, dont on permette ensuite de manger la chair, c’est une preuve que
leurs provisions sont sur la fin.
Telles sont les attentions que vous devez à toutes les
démarches que peuvent faire les ennemis. Une telle minutie dans les détails
peut vous paraître superflue, mais mon dessein est de vous prévenir sur tout,
et de vous convaincre que rien de tout ce qui peut contribuer à vous faire
triompher n’est petit. L’expérience me l’a appris, elle vous l’apprendra de
même ; je souhaite que ce ne soit pas à vos dépens.
Encore une fois, éclairez toutes les démarches de l’ennemi,
quelles qu’elles puissent être ; mais veillez aussi sur vos propres troupes,
ayez l’œil à tout, sachez tout, empêchez les vols et les brigandages, la
débauche et l’ivrognerie, les mécontentements et les cabales, la paresse et
l’oisiveté. Sans qu’il soit nécessaire qu’on vous en instruise, vous pourrez
connaître par vous-même ceux de vos gens qui seront dans le cas, et voici comment.
Si quelques-uns de vos soldats, lorsqu’ils changent de poste
ou de quartier, ont laissé tomber quelque chose, quoique de petite valeur, et
qu’ils n’aient pas voulu se donner la peine de la ramasser ; s’ils ont oublié
quelque ustensile dans leur première station, et qu’ils ne le réclament point,
concluez que ce sont des voleurs, punissez-les comme tels.
Si dans votre armée on a des entretiens secrets, si l’on y
parle souvent à l’oreille ou à voix basse, s’il y a des choses qu’on n’ose dire
qu’à demi-mot, concluez que la peur s’est glissée parmi vos gens, que le
mécontentement va suivre, et que les cabales ne tarderont pas à se former :
hâtez-vous d’y mettre ordre.
Si vos troupes paraissent pauvres, et qu’elles manquent
quelquefois d’un certain petit nécessaire ; outre la solde ordinaire,
faites-leur distribuer quelque somme d’argent, mais gardez-vous bien d’être
trop libéral, l’abondance d’argent est souvent plus funeste qu’elle n’est
avantageuse, et plus préjudiciable qu’utile ; par l’abus qu’on en fait, elle
est la source de la corruption des cœurs et la mère de tous les vices.
Si vos soldats, d’audacieux qu’ils étaient auparavant,
deviennent timides et craintifs, si chez eux la faiblesse a pris la place de la
force, la bassesse, celle de la magnanimité, soyez sûr que leur cœur est gâté ;
cherchez la cause de leur dépravation et tranchez-la jusqu’à la racine.
Si, sous divers prétextes, quelques-uns vous demandent leur
congé, c’est qu’ils n’ont pas envie de combattre, ne les refusez pas tous ;
mais, en l’accordant à plusieurs, que ce soit à des conditions honteuses.
S’ils viennent en troupe vous demander justice d’un ton
mutin et colère, écoutez leurs raisons, ayez-y égard ; mais, en leur donnant
satisfaction d’un côté, punissez-les très sévèrement de l’autre.
Si, lorsque vous aurez fait appeler quelqu’un, il n’obéit
pas promptement, s’il est longtemps à se rendre à vos ordres, et si, après que
vous aurez fini de lui signifier vos volontés, il ne se retire pas,
défiez-vous, soyez sur vos gardes.
En un mot, la conduite des troupes demande des attentions
continuelles de la part d’un général. Sans quitter de vue l’armée des ennemis,
il faut sans cesse éclairer la vôtre ; sachez lorsque le nombre des ennemis
augmentera, soyez informé de la mort ou de la désertion du moindre de vos
soldats.
Si l’armée ennemie est inférieure à la vôtre, et si elle
n’ose pour cette raison se mesurer à vous, allez l’attaquer sans délai, ne lui
donnez pas le temps de se renforcer ; une seule bataille est décisive dans ces
occasions. Mais si, sans être au fait de la situation actuelle des ennemis, et
sans avoir mis ordre à tout, vous vous avisez de les harceler pour les engager
à un combat, vous courez le risque de tomber dans ses pièges, de vous faire
battre, et de vous perdre sans ressource.
Si vous ne maintenez une exacte discipline dans votre armée,
si vous ne punissez pas exactement jusqu’à la moindre faute, vous ne serez
bientôt plus respecté, votre autorité même en souffrira, et les châtiments que
vous pourrez employer dans la suite, bien loin d’arrêter les fautes, ne
serviront qu’à augmenter le nombre des coupables. Or si vous n’êtes ni craint
ni respecté, si vous n’avez qu’une autorité faible, et dont vous ne sauriez-vous
servir sans danger, comment pourrez-vous être avec honneur à la tête d’une
armée ? Comment pourrez-vous vous opposer aux ennemis de l’État ?
Quand vous aurez à punir, faites-le de bonne heure et à
mesure que les fautes l’exigent. Quand vous aurez des ordres à donner, ne les
donnez point que vous ne soyez sûr que vous serez exactement obéi. Instruisez
vos troupes, mais instruisez-les à propos ; ne les ennuyez point, ne les
fatiguez point sans nécessité ; tout ce qu’elles peuvent faire de bon ou de
mauvais, de bien ou de mal, est entre vos mains.
Dans la guerre, le grand nombre seul ne confère pas
l’avantage ; n’avancez pas en comptant sur la seule puissance militaire. Une
armée composée des mêmes hommes peut être très méprisable, quand elle sera
commandée par tel général, tandis qu’elle sera invincible commandée par tel
autre.
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